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Le Japon, une puissance qui se redéfinit dans un espace en tension

Le Japon, une puissance qui se redéfinit dans un espace en tension

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Le mardi 26 mars 2024, le Japon franchit une nouvelle étape dans l’évolution de ses prérogatives en matière de défense nationale. Cet assouplissement de la politique du pays en matière d’exportation d’armements, qui autorise la vente d’avions de chasse co-développés avec ses partenaires anglais et italiens à des pays tiers1, s’inscrit dans un mouvement plus large encore. En effet, par l’intermédiaire de son ancien premier ministre Shinzo Abe (2012-2020), Tokyo a amorcé une profonde remise en cause de la doctrine pacifiste en vigueur dans le pays depuis 1947. Soulignant la dégradation de l’environnement sécuritaire du pays, notamment face aux ambitions régionales de la Chine, le gouvernement japonais adopte en juillet 2014 une résolution “levant le garde-fou constitutionnel qui empêche le Japon de mener des opérations militaires à l'étranger depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.”2
La constitution du Japon, entrée en vigueur le 3 mai 1947, établit en son article 9 qu’ “Aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur la justice et l'ordre, le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation ainsi qu'à la menace ou à l'usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux.”3 Ainsi, c’est ce principe fondamental du renoncement à la guerre qui est remis en question. L’article 9 précise également que “Pour atteindre le but fixé au paragraphe précédent, il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales et aériennes ou autre potentiel de guerre. Le droit de belligérance de l'État ne sera pas reconnu.”4

Cette rupture divise profondément la société japonaise, avec une partie conservatrice qui considère que l’article 9 empêche le pays de se défendre correctement, jugeant que les nouveaux équilibres géopolitiques dans cette région du monde, où la Chine prend une place croissante, imposent une révision de la doctrine héritée de l’immédiat après-guerre. Face à la contestation d’une importante partie de l’opinion publique, l’article n’est pas modifié directement. Dans les faits, si le projet de révision de la Constitution n’est pas entériné, un vote de la Chambre des conseillers japonais du 19 septembre 2015 sur un projet de loi ordinaire relatif à la sécurité nationale permet une nouvelle interprétation de l'article 9, qui autorise désormais l'envoi de troupes japonaises à l'étranger dans le cadre d'une prétendue "légitime défense collective". Le texte de loi établit que les Forces d’Autodéfense (FAD – le nom officiel de l’armée) peuvent participer à des opérations extérieures, ici désignées sous les termes “d’autodéfense collective”, dans deux cas : quand le Japon ou l’un de ses alliés est attaqué et quand il n’existe pas d’autre moyen de protéger le peuple.5

Ce tour de force du premier ministre japonais, que certains considèrent comme un coup d'État constitutionnel, notamment chez les démocrates de gauche et dans une partie de l’opinion publique japonaise, constitue une étape décisive dans la construction d’une défense nationale japonaise. Depuis, le pays a pris des mesures significatives pour moderniser et autonomiser ses capacités militaires. Il entend également jouer un rôle plus actif sur la scène régionale pour faire face à de nouveaux défis sécuritaires et à la montée en puissance d’autres acteurs.

Cet article entend analyser ces évolutions pour tenter de faire un point sur le positionnement militaire et stratégique du pays en 2024. Il s’agira également d’aborder la perception que peuvent avoir les pays de la région sur cette remilitarisation de l’archipel japonais. Si le Japon est aujourd’hui considéré comme l’un des États les plus pacifistes du monde, la méfiance de certains États d'Asie du nord-est, comme la Chine et la Corée du Sud, reste très marquée et de lourds contentieux historiques persistent.

Le Japon, géographie singulière et puissance maritime

Situé à l’est du continent asiatique, le Japon est un archipel étiré sur plus de 3000 km du nord au sud. Seules 430 des 6852 îles qui composent l’archipel sont habitées.6 Ses 125 millions d’habitants (124 885 175)7 sont répartis très inégalement sur un territoire morcelé. L’archipel est composé de 4 îles majeures : Honshu, Hokkaido, Shikoku et Kyushu, que les japonais appellent le Hondo, “la terre principale”. Cette partie du pays, qui couvre plus de 60% de la surface du pays, concentre 80% de la population (près de 35 millions d’habitants pour la seule mégalopole de Tokyo). Au sud du Hondo, les ensembles d’îles d’Okinawa et Sakishima (proche de Taïwan) et à l’est, l’archipel d’Ogasawara, sans oublier l’île de Minamitori, complètent le territoire national. Le Japon s'ouvre à l’ouest sur des mers intérieures et ses frontières maritimes avec les deux Corées et avec la Russie au nord, sur la mer d’Okhotsk. Enfin, il dispose d’une immense façade maritime donnant sur l’Océan Pacifique, qui s’étend jusqu’en mer de Chine orientale et, dans la continuité, en mer des Philippines. Nous le verrons, ses frontières maritimes partagées avec la Chine sont source de tensions.

Grâce à toutes ses îles, le Japon dispose d’une des zones économiques exclusives (ZEE) les plus étendues du monde. Cette zone, qui s’étend sur 4,5 millions de kilomètres carrés8, est un atout économique considérable pour le pays, qui est résolument tourné vers la mer.

Un modèle ultra-libéral et pacifiste à l’origine du développement du pays

Revenons justement sur le modèle de développement japonais qui, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, est tourné entièrement vers les échanges avec le monde extérieur. Au lendemain de la capitulation du Japon le 2 septembre 1945, et sous la pression des États-Unis, le pays se dote d’une nouvelle constitution qui entre en vigueur le 3 mai 19479. Elle prévoit notamment une renonciation totale à la guerre et l’interdiction d’entretenir une armée.

Le premier ministre de l’époque, Shigeru Yoshida (1946-1947), décide de concentrer les efforts de reconstruction du pays sur un volet purement économique, déléguant la défense et les affaires militaires à l’occupant américain. Cette “doctrine Yoshida” produit rapidement ses effets. Les années 1960 sont marquées par une très forte croissance économique, avec un PIB qui progresse de 10 à 14% par an10. De nombreux fleurons de l’industrie japonaise d’avant-guerre tels que Mitsubishi, Toshiba, Nissan ou Mitsui se reconstruisent progressivement. Cette période du “boom Izanagi” ou “miracle japonais”11 permet au Japon de figurer parmi les économies les plus dynamiques du monde et de se placer dès l’année 1969 au second rang de l’économie mondiale, statut qu’il conservera jusqu’en 2010.

Ce miracle économique s’accompagne, pendant plusieurs décennies et notamment pendant la guerre froide, d’une véritable “diplomatie du chéquier”12, avec une politique étrangère qui se concentre sur des leviers économiques. Le Japon offre des aides financières, des prêts à faible taux d'intérêt et des investissements dans des pays en développement, en particulier en Asie. Ces actions permettent de renforcer ses relations bilatérales et sont perçues comme des efforts pour compenser les souffrances infligées par le colonialisme japonais pendant la guerre. Des efforts récompensés qui permettent aussi au pays de réintégrer progressivement les principales organisations monétaires et commerciales internationales : le FMI en 1952, le GATT en 1955 et l’OCDE en 1964.

L’année 1952 est particulièrement importante dans la réintégration du Japon sur la scène diplomatique internationale avec la signature du traité de San Francisco par les représentants du Japon, des États-Unis et de 47 nations alliées de la Seconde Guerre mondiale, dont l’Inde, la Birmanie et la Chine nationaliste13. Ce traité de paix marque l’aboutissement de la capitulation signée six ans plus tôt. “Le Japon reconnaît l'indépendance de la Corée et renonce à toute revendication sur ses anciennes possessions des îles Kouriles et Sakhaline devenues soviétiques, ainsi que sur Taïwan (Formose) et ses archipels du Pacifique passés sous tutelle étasunienne. Il renonce à toute intervention militaire extérieure et se voit seulement autorisé à constituer une « force d'auto-défense » (FAD) non-nucléaire.”14 Le traité restaure également la souveraineté japonaise en marquant la fin de l’occupation américaine. À noter que l'URSS et la Chine populaire de Mao Zedong s'abstiennent de toute signature. En juillet 1954, la création des Forces d’Autodéfense, une armée à vocation exclusivement défensive, est entérinée.

Afin de développer cette stratégie de “diplomatie du chéquier” et de restauration de son image, le Japon poursuit ses négociations avec les pays de l’Asie du Sud-Est. En 1954, le pays conclut un accord avec la Birmanie portant sur la question des réparations de la Seconde Guerre mondiale. Des accords similaires sont passés successivement avec les Philippines (1956), l’Indonésie (1958) et le Sud-Viêt-Nam (1959). En 1965, le Japon acte le rétablissement de ses relations avec la Corée du Sud. Cette avancée est significative au regard de la brutalité de la colonisation japonaise dans le pays entre 1910 et 1945 (politique visant à effacer l’identité coréenne, travail forcé, “femmes de réconfort”15). Fort de son nouveau statut économique et de ses efforts diplomatiques notables, le pays intègre certaines organisations internationales. Après l’Organisation des Nations Unies (1956), il participe à la création du G6, qui devient G716 en 1976.

À la fin des années 1970, l'amorce d’une diplomatie proactive fondée sur une coopération internationale renforcée

L’année 1977 marque un nouveau tournant car, pour la première fois depuis la guerre, Tokyo formule une politique globale appelée la « doctrine Fukuda ». Le premier ministre Takeo Fukuda (1976-1978) donne une véritable structure à la diplomatie japonaise en Asie du Sud-Est. La doctrine qu’il met en œuvre repose sur trois principes : “le Japon se consacre entièrement à la paix et ne devient jamais une superpuissance militaire” [...] “le Japon se place en relation de confiance mutuelle avec les pays de l’Asie du Sud-Est” [...] “En coopérant avec l’ASEAN pour leur solidarité et leur effort de renforcement de relations amicales, le Japon se met en bon rapport fondé sur la confiance mutuelle avec les pays indochinois”17. Le premier ministre annonce cette nouvelle doctrine en 1976 dans un discours au nom révélateur « la politique étrangère tous azimuts ». Cette doctrine permet au Japon d’établir un cadre dans ses relations avec l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN)18, organisation de coopération économique majeure mais dont le pays ne fait pas partie.

Dans les années 1980, le Japon passe à la vitesse supérieure et affirme, par l’intermédiaire de son ministre Noboru Takeshita (1987-1989), sa volonté de devenir un acteur central pour œuvrer à la coopération internationale. Dans un discours prononcé en 1987 à l’occasion de la signature du Intermediate Range Nuclear Forces treaty (IRN), il met en avant les trois piliers pour parvenir à l’aboutissement de cette stratégie : la coopération pour la paix, l’accroissement de l’aide publique au développement (ODA) et l’activation des échanges internationaux. Comme nous l’explique Hirotaka Watanabe dans "La diplomatie japonaise après la Deuxième Guerre mondiale", “Le Japon, qui avait longtemps passivement décidé sa politique étrangère en se conformant à l’environnement international, a commencé à avoir une opinion positive, d’après laquelle il essayait d’influencer l’environnement international. C’est-à-dire que d’une diplomatie passive et en conformité avec l’environnement international, on est passé à une diplomatie positive, intentionnelle et dotée de buts.”

Après la fin de la guerre froide, le Japon confirme ce basculement vers une approche proactive à travers l’aide au développement d’une part et sa participation à des opérations de maintien de la paix d’autre part. Le pays devient le premier pourvoyeur d’aide en volume, dépassant les États-Unis. Alors que les pays du Comité d’Aide au Développement (CAD)19 diminuent le montant de leur aide au développement, le Japon n’aura de cesse de faire l’inverse jusqu’en 1995. Une partie importante de cette aide, 48 %, est destinée aux pays de l’Asie et de l’Océanie et 38 % ont pour objet la base économique.20 Sur le volet maintien de la paix, le 15 juin 1992, le Japon adopte un projet de loi qui autorise, avec de nombreuses réserves, l'envoi de militaires à l'étranger dans le cadre des opérations de maintien de la paix des Nations unies. Une loi qui répond au désir de la communauté internationale – notamment des États-Unis – de voir le Japon assumer son statut de grande puissance mais qui, dans le même temps, ravive une très forte inquiétude pour certains de ses voisins asiatiques, chez qui elle fait ressurgir le spectre de l’expansionnisme nippon. La loi sur la participation à des opérations de maintien de la paix avec les Nations Unies » – loi dite du « PKO » – établie en vue de l’envoi à l’étranger de forces japonaises, et qui fait l’objet de nombreuses contestations sur le plan national comporte cependant de nombreuses conditions restrictives (cf. page 48 du document source)21. Les forces d’autodéfense ne peuvent par exemple être envoyées à l’étranger qu’après l’obtention d’une trêve entre les parties en conflit et à condition d’avoir obtenu leur accord, et à condition de se cantonner à des opérations de la plus stricte neutralité.

Au début des années 2000, le pays poursuit son engagement accru sur la scène internationale. Suite au 11 septembre 2001, le Japon adopte deux lois (en 2001 et 2003) permettant respectivement aux FAD de coopérer avec d’autres forces armées de la coalition éventuellement présentes dans l’océan Indien (lutte antiterroriste), puis d’autoriser l’envoi de ces mêmes FAD en Irak. Un nouvel exemple de contournement des contraintes qui entravent l’action militaire des Japonais sur le plan extérieur. “Les FAD sont ainsi dotées d’une base légale pour intervenir – quoique temporairement – dans une zone de conflit, et fait notable hors du cadre de l’ONU”.22

Le Japon contemporain : une rupture avec la doctrine Yoshida pour développer son autonomie en matière de défense

L’évolution rapide de l'environnement international et l’apparition de nouvelles menaces sur le plan régional depuis deux décennies poussent le Japon à de nouvelles évolutions quant à sa posture en matière de défense. Dans cet environnement menaçant, la Chine occupe la première place, juste devant la Corée du Nord. C’est en tout cas ce qu’affirme le Conseil de sécurité nationale (NSC), institution créée le 4 décembre 2013, dans sa toute première stratégie de sécurité nationale (NSS). Ce document inédit fixe les nouvelles lignes directrices du programme de défense japonais et dont le concept clé reste la promotion d'une politique de sécurité active appelée "paix proactive". Les autres priorités sont le renforcement de l'alliance avec les États-Unis, le renforcement des capacités de défense nationales (le document promeut la création de forces amphibies et l’acquisition d’équipements avancés comme les chasseurs F-35 et les systèmes Aegis) et le renforcement de l’ensemble des systèmes de cybersécurité japonais.

Comme évoqué en introduction, la nouvelle législation adoptée au mois de septembre 2015 constitue l’aboutissement d’une volonté politique de redéfinition de la stratégie de défense nationale nipponne23. Comme le souligne un rapport de la Fondation pour la recherche stratégique de février 2016, “Derrière le concept de « pacifisme proactif » énoncé dans la stratégie de sécurité nationale, la première dans l’histoire du Japon d’après-guerre, il s’agit pour Tokyo de répondre à deux défis majeurs : la montée en puissance militaire d’une Chine qui multiplie les provocations dans l’environnement immédiat de l’archipel et la nécessité d’assurer à long terme l’engagement de l’allié américain aux côtés du Japon.”24

Pour parer à ces menaces, le Japon procède en interne au renforcement de sa BITD et fait en 2016 l’acquisition de systèmes de défense anti-aériens Aegis25 ainsi que des batteries de missiles Patriot Pac-3. En 2017, le pays se dote de missiles à longue portée Tomahawk26 et JASSM27 (Joint Air-to-Surface Standoff Missile) afin de renforcer sa capacité de dissuasion, marquant un changement important dans la posture du pays, qui ne possédait jusque-là que des armes défensives à la portée limitée. En mars 2018, le Japon se dote d’une toute première unité de marines inspirée du modèle américain. Ainsi, Tokyo, qui n’avait jusqu’alors pas les moyens de réagir militairement en cas d’invasion par la Chine des îles Senkaku (Diaoyu pour la Chine), franchit une nouvelle étape avec la création officielle à Sasebo d’une « Brigade de déploiement rapide amphibie » qui, forte de 2 100 soldats (3 000 à terme), sera chargée de défendre les îles Senkaku, voire de les reprendre par la force en cas d’une invasion chinoise. Appartenant au Japon, les îles Senkaku sont convoitées par la Chine. Et depuis plusieurs années, les forces navales et aériennes chinoises y multiplient les incursions dans leurs environs, donnant parfois lieu à des incidents avec leurs homologues nippones.

Selon le dernier Programme de défense à moyen terme (PDMT), qui couvre la période 2019-2023, le Japon continue de développer ses capacités de défense, notamment en modernisant ses capacités navales – mise à jour de sa flotte de sous-marins, acquisition de destroyer équipé du système de défense Aegis, conversion du destroyer Izumo en porte-avion pour accueillir des avions F-35B, dotant ainsi le Japon d’une capacité de projection de puissance avec la possibilité de porter le feu chez l’ennemi. La stratégie de sécurité nationale de 2022, dernière en date, vient une nouvelle fois réactualiser la politique de sécurité du Japon avec trois documents clés – la stratégie de sécurité nationale (NSS), une stratégie de défense nationale (NDS) et un programme de renforcement de la défense (Defense Buildup Program). Ces publications comportent des éléments profondément transformateurs, ouvrant la perspective de changements significatifs au sein de l’Alliance américano-japonaise. Comme nous le rappelle une note de l’IRIS : “Le Japon a ainsi annoncé une augmentation significative du budget de la défense, étalée jusqu’en 2027, ainsi que l’acquisition de capacités de contre-attaque via des missiles à longue portée tels que les missiles surface-navire de type 12 (12 SSM) et des Tomahawks américains. Il prévoit également d’intégrer les FAD dans une nouvelle structure de commandement interarmées d’ici mars 2025.”28

Cette rupture progressive de la doctrine Yoshida s’accompagne également, nous l’avons évoqué, d’un volet de coopération internationale central dans la stratégie du pays. En ce sens, le Japon est très actif sur le plan diplomatique. Sa présence au sein du dialogue quadrilatéral pour la sécurité (QUAD), groupe de coopération militaire et diplomatique informelle entre les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie, en est l’une des illustrations les plus concrètes. “Né de la nécessité de coopération dans l’océan Indien après le tsunami de 2004 [...] le groupe est ravivé en 2017 lors du Sommet de l’ASEAN, dans un contexte d’affirmation de la Chine, afin de mettre en place un « diamant de la sécurité démocratique » qui relierait les quatre capitales : Washington, New Delhi, Tokyo et Canberra. Ce contexte correspond aussi à l'émergence dans les relations internationales du concept géopolitique d'espace indopacifique.2930 Cette coopération prend la forme concrète d’exercices militaires communs comme les manœuvres Malabar, qui se tiennent chaque année.

Sur le plan économique, le Japon est un membre très actif du partenariat trans-pacifique (TPP), un accord de libre-échange entre le Canada et 10 autres pays de l’Indo-Pacifique : l’Australie, Brunei, le Chili, le Japon, la Malaisie, le Mexique, la Nouvelle-Zélande, le Pérou, Singapour et le Vietnam. Un accord qui vise avant tout à contrer l’influence chinoise et son emprise économique sur certains pays, et qui apparaît comme une alternative à l’ASEAN. Cet accord, dont les États-Unis se sont retirés lors du mandat de Donald Trump, censé être la pierre angulaire de la stratégie de rééquilibrage vers l'Asie initiée sous Barack Obama, est désormais chapeauté principalement par Tokyo. Un leadership matérialisé par l’entrée en vigueur fin 2018 d’un TPP à onze ainsi que d’un accord avec l’UE en 2019 pour contrebalancer les velléités protectionnistes de Washington.

Enfin, le Japon entend être un leader asiatique de l’aide au développement pour compléter son modèle de positionnement en tant que puissance de premier plan sur la scène internationale. Ainsi, l’Agence japonaise de coopération internationale (JICA), fondée en 1974 et rattachée à l’office de l’aide au développement, devient une institution administrative indépendante en 2003 et devient un acteur central dans la promotion du développement économique à l’échelle internationale. Elle est, en 2024, la plus importante agence d'aide bilatérale de la planète, elle est active dans plus de 150 pays et régions, et son réseau compte une centaine de bureaux à travers le monde. Via cette agence, le pays avance des fonds ou finance des projets liés à l’accès aux soins ou à la lutte contre les maladies infectieuses, renforçant sa présence sur tous les continents.

Pour conclure : le Japon, une puissance moderne qui comporte des failles

Après plusieurs décennies de soft power, l’arrivée au pouvoir de Shinzo Abe en 2012 marque une véritable bascule juridique et institutionnelle dans la stratégie de défense du Japon. Pour faire face aux menaces régionales montantes et s’adapter à la tendance de multipolarisation des relations internationales, le premier homme de l’État souhaite s’affranchir de certaines contraintes imposées par la constitution de 1947 et doter le pays d’une force militaire qui ne soit plus exclusivement défensive. La question de la défense reste très épineuse dans un pays qui a construit son identité moderne sur un renoncement total à la guerre et un pacifisme devant permettre de guérir les plaies encore saignantes de la Seconde Guerre mondiale, notamment chez ses voisins asiatiques. Pourtant, les autorités politiques sous le gouvernement Abe considèrent qu’il est temps de rompre avec la doctrine Yoshida pour rendre au Japon les moyens de ses ambitions internationales.

En 2024, la présence militaire américaine dans l’archipel est encore très marquée et reste stratégique tant pour le Japon que pour les États-Unis dans le cadre de leur duel hégémonique avec la Chine. Toutefois, la présidence de Donald Trump a rappelé aux japonais la nécessité de s'autonomiser vis-à-vis de l’allié américain. Un allié qui s’est unilatéralement retiré du TPP en 2017 et a notamment “omis” de consulter le Japon de ces négociations avec le leader nord-coréen en 2019.

Aujourd’hui, si le Japon ne semble pas avoir totalement rompu avec son pacifisme historique, il est néanmoins dans une dynamique d'adaptation de sa puissance aux réalités contemporaines. Conscient de ses forces, il n’est malgré tout pas dépourvu de faiblesses. Sur le plan interne, la croissance est en berne (ne dépassant pas 1% depuis 2011)31, sa dette ne cesse de croître (215 % de son PIB selon les dernières données de la Banque mondiale)32, et des événements comme la catastrophe nucléaire de Fukushima en 2011 ont profondément marqué la population. Le principal défi du Japon demeure son déclin démographique avec une baisse de la population de 200 à 300 000 personnes chaque année, un cas unique au monde.33

Enfin, sur le plan extérieur, le Japon reste confronté à de nombreux différends territoriaux qui pèsent directement sur ses relations diplomatiques régionales. C’est notamment le cas du litige avec la Russie au sujet des îles Kouriles, qui entrave la signature d’un traité de paix avec le Kremlin. Certains différends territoriaux sont étroitement liés à des questions mémorielles et au passé colonial japonais, en particulier avec la Corée du Sud, au sujet des îles Dokdo/Takeshima. Leur résolution reste un enjeu majeur pour le Japon s’il veut définitivement s’imposer comme un partenaire de confiance auprès de ses voisins asiatiques.

  1. Courrier International. (2023, 25 avril). Géopolitique : le Japon assouplit les restrictions sur la vente d’armes, un tournant en matière de défense. Courrier International. https://www.courrierinternational.com/article/geopolitique-le-japon-assoupli-les-restrictions-sur-la-vente-d-armes-un-tournant-en-matiere-de-defenseConstitution japonaise (article 9) : « Aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur la justice et l'ordre... ».
  2. Le Monde. (2014, 1er juillet). Le Japon ouvre la voie à la révision de sa constitution pacifiste. Le Monde. https://www.lemonde.fr/japon/article/2014/07/01/le-japon-ouvre-la-voie-a-la-revision-de-sa-constitution-pacifiste_4448631_1492975.html
  3. Digithèque MJP. (n.d.). Constitution du Japon de 1946. MJP. https://mjp.univ-perp.fr/constit/jp1946.htm#:~:text=Article%209.,de%20r%C3%A8glement%20des%20conflits%20internationaux.
  4. Idem
  5. Makoto, K. (2015, septembre). Le Japon pris au piège de sa Constitution pacifiste. Le Monde diplomatique. https://www.monde-diplomatique.fr/2015/09/MAKOTO/53687
  6. ARTE éditions. (2023). Le dessous des cartes, Atlas géopolitique : Le Japon, une puissance à réinventer (p. 103).
  7. Ministère des Affaires intérieures et des Communications sur la base des données du recensement, au 1er janvier 2024.
  8. ARTE éditions. (2023). Le dessous des cartes, Atlas géopolitique : Le Japon, une puissance à réinventer (p. 103)
  9. Perspective monde. (n.d). Adoption de la Constitution du Japon. Université de Sherbrooke. https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMEve/13#:~:text=Un%20an%20apr%C3%A8s%20son%20adoption,vigueur%20le%203%20mai%201947.
  10. ARTE éditions. (2023). Le dessous des cartes, Atlas géopolitique : Le Japon, une puissance à réinventer (p. 103)
  11. Il s’agit du nom donné à la période de forte croissance économique continue qui a eu lieu entre novembre 1965 et juillet 1970 au Japon (57 mois), durant ce que l'on a appelé le miracle économique japonais. Encyclopédie.fr. (n.d.). Boom Izanagi. Encyclopédie.fr. https://www.encyclopedie.fr/definition/Boom_Izanagi
  12. La diplomatie économique, keizai gaiko en japonais.
  13. Il s’agit de la République de Chine, devenue Taiwan. Pour rappel, de novembre1948 à janvier 1949, la grande bataille de Huai-Hai, qui voit s’affronter un demi-million de soldats, marque l’anéantissement de l’armée nationaliste. Face à la défaite assurée de son camp, Tchang Kaï-chek abandonne ses fonctions de président le 21 janvier 1949 et prépare son repli vers Taïwan.
  14. Herodote.net. (n.d.). 8 septembre 1951 : Traité de San Francisco. Herodote.net. https://www.herodote.net/almanach-ID-1683.php
  15. L'un des aspects les plus tragiques de l'occupation japonaise a été la pratique des "femmes de réconfort", où des milliers de femmes coréennes ont été forcées à servir de prostituées pour les soldats japonais dans des "stations de réconfort"
  16. Présidence de la République. (2019, 1er janvier). Qu'est-ce que le G7 ? Élysée.fr. https://www.elysee.fr/g7/2019/01/01/qu-est-ce-que-le-g7
  17. Watanabe, H. (2001). La diplomatie japonaise après la Deuxième Guerre mondiale. AFRI, vol 2. https://www.afri-ct.org/article/la-diplomatie-japonaise-apres-la/
  18. L'Association des Nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) est une association d'États été fondée en 1967 à Bangkok pour stimuler le développement économique de la région ainsi que sa stabilité dans un contexte de guerre froide. Elle regroupe dix pays d'Asie du Sud-Est parmi lesquels de nombreux émergents : Philippines, Indonésie, Malaisie, Singapour, Thaïlande depuis 1967, auxquels se sont ajoutés Brunei en 1984, le Vietnam en 1995, le Laos et la Birmanie en 1997 et le Cambodge en 1999.
  19. Pays membres : Allemagne, Australie, Autriche, Belgique, Canada, Danemark, Espagne, Etats-Unis,Finlande, France, Irlande, Italie, Japon, Luxembourg, Norvège, Nouvelle-Zélande, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni, Suède, Suisse et commission des communautés européennes.
  20. Watanabe, H. (2001). La diplomatie japonaise après la Deuxième Guerre mondiale. AFRI, vol 2. https://www.afri-ct.org/article/la-diplomatie-japonaise-apres-la/
  21. Delamotte, G. (2009). La coopération internationale du Japon entre contraintes politiques et créativité juridique. Ebisu - Études Japonaises, 42, 45-64. https://www.persee.fr/doc/ebisu_1340-3656_2009_num_42_1_1812
  22. Péron-Doise, M. (2004). Japon : puissance militaire, puissance civile ? Politique étrangère, 70(1), 57-70. https://www.persee.fr/doc/polit_0032-342x_2005_num_70_1_1098
  23. Cette nouvelle législation forme un tout avec la stratégie nationale de sécurité (NSS) et les nouvelles directives pour le programme de défense nationale (National Defense Program Guidelines NDPG) adoptées en 2013, les nouveaux principes régissant les exportations d’armement de 2014, ainsi qu’avec la révision des directives pour la coopération en matière de défense entre le Japon et les Etats-Unis en 2015.
  24. Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS). (2016). La politique de défense du Japon : nouveaux moyens, nouvelles ambitions [Rapport]. https://www.frstrategie.org/sites/default/files/documents/publications/defense-et-industries/2016/6.pdf
  25. Le système de combat Aegis est le système de combat de surface de la marine américaine et de six alliés internationaux. Il s'agit du système de combat multi-missions le plus performant déployé dans le monde aujourd'hui. Aegis intègre une large gamme de capteurs et d'armes pour fournir une défense aérienne et antimissile intégrée simultanée.
  26. Le Tomahawk est un missile de croisière à longue portée (utilisé pour les attaques terrestres en profondeur) qui peut être lancé depuis des navires ou des sous-marins. Naval Air Systems Command (NAVAIR). (n.d.). Tomahawk Cruise Missile. https://www.navair.navy.mil/product/Tomahawk
  27. Le JASSM est un missile de précision conçu pour être lancé par des avions et attaquer des cibles éloignées.
  28. IRIS. (2024, mai). La transformation de la posture de défense du Japon et le débat sur la dimension nucléaire de l'alliance avec les États-Unis.
  29. L’espace indopacifique,, est un concept géopolitique désignant le basculement des intérêts géopolitiques de plusieurs puissances, au premier rang desquelles les États-Unis, en direction de l’Asie du Sud-Est et de la Chine. Ses limites sont particulièrement mal définies puisque selon les différents documents stratégiques émanant des États concernés, il peut inclure ou non : l’Afrique orientale, le Moyen-Orient, le nord de l’Asie, et les États-Unis. Il y a en revanche consensus pour inclure l’Inde et la Chine, l’ensemble de l’Asie du Sud-Est et l’Océanie.
  30. Goin, V. (2021, octobre). Quad : dialogue quadrilatéral pour la sécurité. Géoconfluences. Retrieved October 4, 2024, from https://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/quad-dialogue-quadrilateral-pour-la-securite
  31. ARTE éditions. (2023). Le dessous des cartes, Atlas géopolitique : Le Japon, une puissance à réinventer (p. 107)
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Clément Alberni