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Exploration habitée de la Lune : vers deux pôles de puissance dans l’espace extra-atmosphérique ?

La première mission du programme américain Artémis est prévue d’ici fin 2022, et sera lancée depuis le Centre spatial Kennedy en Floride, dans le but de retourner sur la Lune et à terme, d’y maintenir une présence humaine continue. La concrétisation de ce programme cimente à la fois une nouvelle étape dans l’exploration habitée de l’espace extra-atmosphérique, mais aussi la mise en place de deux pôles de coopération internationale dans ce milieu hautement stratégique. 

           L’avènement de ce nouvel « âge spatial » se concrétise avec un réel regain d’intérêt pour l’exploration lunaire et interplanétaire de manière générale. Ce phénomène a d’abord été rendu possible par l’agrandissement du cercle autrefois très fermé des puissances spatiales. Alors qu’au début des années 1960, seuls les Etats-Unis et l’URSS possédaient des lanceurs - et donc les capacités de placer des objets en orbite -, à ce jour, 10 États disposent de moyens de lancement autonomes : les Etats-Unis, la Russie, l’Europe - via la base de lancement de Kourou en Guyane française -, le Japon, la Chine, la Corée du Sud, l’Inde, Israël, l’Iran, et la Corée du Nord.

           Cela a notamment multiplié les missions d’exploration non-habitées de la Lune : l’Europe, le Japon, l’Inde, Israël et la Corée de Sud rejoignent les États-Unis et la Russie en tant qu’acteurs capables de lancer des missions à destination de la Lune. Il est cependant important de noter que le lancement de la mission israélienne a été un succès mais que son alunissage n’a pas fonctionné. La mission sud-coréenne vient seulement d’être lancée le 5 août dernier, nous ne pouvons donc encore évaluer sa réussite.

           Ce nouvel « âge spatial » a également été rendu possible par l’arrivée du New Space, qui multiplie le nombre et change la nature des acteurs dans le domaine spatial. Les acteurs, jusque-là étatiques et gouvernementaux - le Old Space - intègrent peu à peu les acteurs issus de la sphère privée, comme le prouve notamment le recouvrement des capacités américaines de vols habités avec le lanceur Falcon 9 au premier étage réutilisable et la capsule Crew Dragon construits par la société privée SpaceX. Ces nouveaux acteurs entendent donner un nouvel élan à l’exploration interplanétaire, avec l’objectif de ramener l’homme sur la Lune, et même de l’envoyer sur Mars à l’horizon 2035.

           En ce qui concerne l’exploration habitée, les pays souhaitant envoyer des hommes dans l’espace doivent continuer à collaborer car seulement trois puissances spatiales sont dotées de capacités de vols habités. Premiers compétiteurs dans la course à l’espace pendant la guerre froide, les États-Unis, depuis le Centre spatial Kennedy, et la Russie, depuis la base de Baïkonour louée au Kazakhstan depuis 1991, conservent cette autonomie stratégique. La Chine a rejoint ce cercle restreint en 2003, avec sa base de Jiuquan.

           La rapidité du développement de son programme spatial est d’ailleurs à souligner. En moins de vingt ans, Pékin est passé de la mise en orbite de son premier taïkonaute à la construction de sa propre station spatiale, et entend bien poser le pied sur la Lune. Écartée du projet de l’ISS par les États-Unis notamment à cause des règles ITAR renforcées après un supposé vol de technologie en 1999, la Chine a développé son propre programme de station spatiale habitée, Tiangong 3. Par ailleurs, Moscou a formulé une volonté similaire début août dernier avec l’annonce par le nouveau directeur de Roscosmos, Y. Borissov, du retrait de la Russie de la Station spatiale internationale après 2024. Les premiers modules du projet russe, ROSS, devraient être mis en orbite entre 2025 et 2030; cette annonce souligne la volonté russe de garder une certaine autonomie dans sa présence continue en orbite. Outre ces acteurs, nous nous devons également de mentionner les missions indiennes Gaganyaan, qui devraient dès 2024 doter l’Inde de capacités de vols habités depuis la base de Satish Dhawan. Ce premier vol habité pourrait aussi, à terme, concrétiser les ambitions de New Delhi d’envoyer un vyomanaute sur la surface lunaire. 

           Cinquante ans après le tir de la dernière mission du célèbre programme lunaire Apollo, les États-Unis se lancent avec la mission Artémis 1 dans une nouvelle course à l’espace non plus face à l’URSS, mais face à un pôle de puissance à l’influence grandissante. Ce dernier, composé de la Chine et la Russie dont les capacités cosmonautiques ne sont plus à prouver, et qui ne cessent de dénoncer l’hégémonie américaine sur Terre et dans l’espace, a en effet préféré développer son propre programme exploratoire. La Russie, qui devait pourtant participer aux accords Artémis avec son savoir-faire ancien dans la construction de stations spatiales en orbite, a finalement décidé en 2020 de privilégier une nouvelle voie en coopérant avec la Chine, dont les ambitions lunaires sont clairement affichées depuis son premier vol habité en 2003. 

           Cette décision russe intervient d’ailleurs dans un contexte de confrontation grandissante avec les États-Unis dans le secteur spatial : l’année 2020 signe également la fin de la dépendance de la NASA à Roscosmos pour envoyer des hommes vers la Station spatiale internationale. En effet, avec l’arrivée de l’entreprise spatiale privée américaine SpaceX et de sa capsule Crew Dragon, les États-Unis recouvrent leurs capacités de vols habités près de dix ans après l’arrêt de la Space Shuttle. Cela a cristallisé les tensions entre Moscou et Washington, dont les relations ne cessent de se détériorer dans bon nombre de domaines. Le même phénomène s’observe entre la Russie et l’Europe, l’agence spatiale européenne (ESA) ayant d’ailleurs mis fin à sa coopération avec Roscosmos après l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février dernier. Les deux agences devaient pourtant mener des missions non-habitées conjointes pour l’exploration de la Lune. 

           Par ailleurs, le programme sino-russe s'inscrit également dans cet esprit de confrontation grandissant. En effet, celui-ci a été dévoilé dans les heures qui ont suivi l'annonce du rejet des accords Artemis par Roscosmos. De fait, la Russie et la Chine perçoivent ces accords, par leur nature, comme une atteinte au Traité de l'Espace. En effet, ces accords, servant de base juridique pour l’exploration interplanétaire, contiennent une clause sur la mise en place de « zones de sécurité » sur la Lune. Celle-ci est interprétée par la Russie et la Chine comme un moyen de privatiser l’exploitation des ressources lunaires, ce qui est formellement interdit par le traité de l’Espace de 1967. 

           Ainsi, deux programmes lunaires solides coexistent. D’un côté, le programme Artémis, porté par les États-Unis et les pays signataires des accords du même nom (majoritairement occidentaux) prévoit une base en orbite lunaire, la Lunar Gateway, mais aussi des installations sur le Pôle Sud de la Lune. Il convient de noter ici que l’ESA participe au programme Artémis en tant qu’organisation supra-nationale car seuls les États peuvent signer les accords du même nom. La France vient d’ailleurs de signer ces accords en juin dernier. L’agence européenne participe également au programme à travers la construction de la capsule Orion, dans laquelle les astronautes voyageront pour retourner sur la Lune. De l’autre, le projet de base lunaire scientifique internationale (ILRS), porté par la Chine et la Russie, prévoit également d’être concrétisé sur le Pôle Sud de la Lune. La mise en oeuvre de deux programmes lunaires parallèles emporte donc dans l’espace extra-atmosphérique, pourtant « patrimoine de l’humanité » dont l’usage doit rester « pacifique » d’après le traité de l’Espace de 1967, des rivalités de puissance auxquelles nous assistons depuis quelques années. L’entrée dans un monde multipolaire s’observe ainsi également dans un milieu longtemps perçu comme une opportunité pour la coopération internationale.

           Ainsi, l’espace extra-atmosphérique devient un milieu où se transposent les logiques de compétitivité économique, de projection de puissance, et donc de rivalité entre États. C’est en ce sens que le lancement de la mission Artémis 1 n’est pas anodin et qu’il conviendra à l’avenir de nourrir la réflexion sur les phénomènes de puissance qui ne vont cesser de s’exprimer dans l’exploration spatiale habitée, qui fait donc son grand retour trente ans après la fin de la guerre froide. 
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